« Vêtements », les créateurs anonymes qui chamboulent tout
Cette jeune griffe derrière laquelle se cachent sept créateurs inconnus a choisi de fusionner luxe et cultures underground. Et de jouer l’anticonformisme. Ingrédients d’une réussite.
Si l’emplacement d’un défilé peut en dire long sur la collection qu’il accueille, que déduire d’une convocation nocturne au Dépôt, club gay sulfureux du Marais ? Cette invite au voyage fripon provient de la toute jeune griffe Vêtements, née en mars 2014. Et elle annoncel’anticonformisme de sa troisième collection, présentée lors de la Semaine de la mode parisienne qui s’achève ce mercredi.
Il n’en fallait pas plus pour attiser la curiosité du beau linge transatlantique : le rappeur Kanye West et l’acteur Jared Leto ont pris leurs aises entre les bacs à préservatifs et les distributeurs de poppers (un euphorisant chimique vendu dans les sex-shops mais interdit dans certains pays de l’Union Européenne), tandis que sous leurs yeux ont défilé des pièces empruntées au vestiaire des pompiers et des gardes de sécurité, toutes retravaillées avec un savoir-faire couture.
Ce goût pour la géométrie stricte et théâtrale dégage comme un parfum de Martin Margiela. Ce qui n’est guère étonnant quand on sait que les sept créateurs qui se cachent derrière la marque Vêtements sont tous passés par l’illustre maison de créateur belge, Maison Margiela.
Aujourd’hui semi-finaliste du prix LVMH, ce collectif a relevé un défi de taille : séduire à la fois la presse internationale et l’underground parisien. Et incarner à lui seul la définition du « cool » cru 2015. Sa recette en cinq ingrédients.
Un anonymat engagé
A l’heure où les créateurs de mode étalent vie professionnelle et personnelle sur les réseaux sociaux, Vêtements opte pour un quasi-anonymat. De cette enseigne, on ne connaît que son fondateur et porte-parole, Demna Gvasalia, diplômé, comme Martin Margiela, de l’Académie d’Anvers et également passé par la grande école Louis Vuitton. Le collectif refuse de se faire prendre en photo, « dans le but de remettre le vêtement au centre de l’action », soutient Gvasalia. Un mystère qui ne manque pas d’émoustiller la presse.
Un recyclage couture
Leurs pièces proviennent de friperies, marchés aux puces et surplus militaire. Minutieusement retaillés et détournés, ces habits fonctionnels deviennent entre leurs mains des créations à part entière à l’élégance canaille. On trouve ainsi, dans la collection automne-hiver 2015-2016, un uniforme de sapeur-pompier retravaillé en jupe crayon et pull cintré, des blousons en peau lainée à traîne, des tee-shirts estampillés du logo d’une marque de bière ou encore, des gants de vaisselle en guise d’accessoires. « Le détournement est la clé de notre approche, comme une continuité contemporaine et urbaine du travail de Margiela », explique le fondateur.
Une alliance des contraires
D’un côté, un savoir-faire couture et une précision taillée main. De l’autre, un vieux tee-shirt à l’effigie d’un groupe gothique, un sweat de « skateur » ou un blouson de motard. Voilà le tour de force des créateurs de Vêtements : marier artisanat de luxe et sous-cultures en tout genre évoquant autant leur adolescence que leurs soirées dans le Paris populaire et alternatif.« Certains créateurs font des voyages d’inspiration. Les nôtres consistent à prendre le métro entre Belleville et Barbès », ajoute Gvasalia.
Une communication audacieuse
L’invitation au défilé de la saison était accompagnée d’un flyer qui conviait à une soirée de clôture dans les mêmes locaux avec, pour illustration, un bar d’escort girls russes… Mais le collectif ne s’arrête pas en si bon chemin : sur les réseaux sociaux, on fait circuler une « e-vite » tout aussi provocatrice : un spot vidéo laissant voir de très fugaces images de godemichés et une bouteille de poppers avec la date et l’heure de la soirée sur l’étiquette. Une prise de risque pour une marque qui pratique des prix comparables à ceux des enseignes de luxe.
Un casting sauvage
Si les grandes maisons de mode ont pour habitude de se disputer les mannequins du moment, Vêtements s’amuse à briser les codes : c’est la styliste du show en personne, Lotta Volkova, qui ouvre le défilé, suivie d’une armée de visages peu familiers du luxe – mais que les couche-tard parisiens ont vite fait de reconnaître. Ainsi, DJettes, organisatrices de soirées, barmaids et autres noctambules turbulentes prennent la place des tops. Leur point commun ? « Ce sont des femmes fortes, souvent garçonnes, des Parisiennes qui font les puces, dansent jusqu’à 8 heures du matin et, parfois, atterrissent dans un resto chic », poursuit Demna Gvasalia.
A en croire le célèbre site de mode Style.com, Vêtements serait « le miroir de ce que porte la jeunesse à Paris comme à Brooklyn ». Métissé, abattant les murs entre luxe convenu et contre-cultures, le collectif iconoclaste maîtrise visiblement à la perfection les règles de la communication actuelle.
Alice Pfeiffer
Source : lemonde.fr