Les écrivains ivoiriens et nos mythes
Les grands mythes, partout dans le monde, sont porteurs d’immenses enseignements. S’ils ont résisté au temps, s’ils ont rythmé le discours des anciens et surtout des maîtres de la parole c’est parce qu’ils charrient des leçons capables d’éclairer le futur. Et les mythes, la Côte d’Ivoire n’en manquent pas dans ses différentes cultures. Dans toutes les régions de Côte d’Ivoire, existent une multitude de mythes, de contes, de récits initiatiques, de faits historiques gorgés de beautés et de connaissances. Malheureusement, cette richesse n’est pas suffisamment exploitée. Il y a comme une paresse congénitale face à ce trésor. Les écrivains ivoiriens écrivent énormément. Ils produisent des centaines d’ouvrages par an, mais ils ne daignent pas piocher dans cette immense mine que constituent nos mythes.
Pourtant, les aînés, dans le domaine de la création littéraire, ont donné le ton et montré la voie. Ils ont compris, de bonne heure, que les Africains peuvent tirer profit de leur passé, de leur tradition orale. Ainsi Bernard Zadi a su tirer toute la substance que contient le mythe de Samory. Au-delà de l’histoire bien connue, il a su révéler l’aspect symbolique et didactique qui a échappé à la multitude. Il a su révéler ce que l’Afrique doit en garder pour féconder son avenir. Concernant l’Almany, Samory Touré, Là où tout le monde n’a perçu que tyrannie, Zadi a discerné l’honneur, la dignité, la soif de la liberté. En effet, si Samory est un donneur de mort, un redoutable guerrier, sa farouche résistance face à l’envahisseur doit pouvoir inspirer les Africains prompts à se déculotter. Ce que la prostériorité peut garder comme utile pour elle dans le parcours dantesque de Samory c’est son intelligence hors pair en tant que stratège, sa soif indomptable de ne jamais capituler face à l’imposture et à la raison du plus fort. Dans la même veine, Charles Nokan et Véronique Tadjo, chacun à sa manière, ont exploité la légende de la reine Pokou, selon le but qu’ils se sont assignés. Je l’ai dit : les Anciens ont déjà montré la voie. A la jeune génération de comprendre que notre pays a de la matière qui ne demande qu’à être visitée littérairement. Que ne pourrons-nous pas tirer comme enseignements des monarques qui ont régné dans les royaumes du Sanwi, de l’Indénié ou Bron ? Qu’il soit nul ou brillant, visionnaire ou frappé de cécité, pacifiste ou belliqueux, le règne d’un roi est une forêt de symboles qu’il faut décrypter et en garder la substance nourricière.
Aujourd’hui tous les écrivains ne savent rien faire d’autre que relater des histoires d’amour, sans aucune inspiration. La littérature à l’eau de rose a stérilisé toute création esthétique. Le souci de vendre à tout prix permet pas de créer des ouvrages solides et inspirés, où le symbolique prend le pas sur l’anecdotique. La quête de la popularité facile n’ouvre pas les écluses en faveur d’œuvres littéraires mâles, capables de bousculer les habitudes stérilisantes et de nous sortir de la monotonie. Combien d’écrivains ivoiriens ont pu visiter le mythe du Zaouli ? Combien ont pu féconder des œuvres littéraires à partir de la geste de nos grandes figures historiques de chez nous ? Qui a dit que le règne sans partage de Houphouët-Boigny ou le charisme d’un Biaka Boda n’est pas porteur de sens ?
Notre littérature stagne. L’imagination semble avoir pris du plomb dans l’aile. On cite pour modèles ceux qui vendent. Or le plus souvent la quantité ne rime pas avec la qualité. La littérature, la vraie ne se résume pas à une relation d’histoire de fesses ou d’infidélité. Elle est avant tout suggestion, évocation, symboles. Il faut plus d’effort pour perpétrer l’œuvre des Dadié, Zadi, Adiaffi et Kourouma. Pour atteindre leur statut, les écrivains d’aujourd’hui doivent aller plus loin, plus haut pour offrir au lectorat des œuvres littéraires dignes de ce nom. Et l’exploitation de nos mythes et légendes en est une voie.
Icare, Antigone, Dom Juan, Troie, Sisyphe sont autant de mythes qui continuent de nourrir la littérature française. A nous de ressusciter les nôtres, de les réactualiser et les imposer au monde. Lire pour se distraire n’est pas un péché, mais lire pour s’édifier nous paraît plus important. L’Afrique n’a plus rien à apprendre du domaine du ludique ; elle a surtout besoin de d’introspection et d’introversion pour se redécouvrir, se remettre en cause pour mieux bondir. Pour qu’elle soit capable de bonds prodigieux, ses écrivains ont leur partition à jouer.
Apra Soussou