Le voguing et la subversion du genre

Mother Lasseindra Ninja par Jacob Khrist
Depuis quelques années le voguing occupe les plus grandes scènes internationales de danse. Des festivals aux soirées branchées, en passant par les salles de danse, nous assistons à une montée en puissance sans précédent de cette danse hors du commun, portée par une nouvelle génération de chorégraphes, désireux de démocratiser tout un mouvement gay et transgenre si mal connu du grand public.
LE VOGUING
L’origine du voguing émane de la passion de quelques homosexuels et drag-queens d’Harlem pour la mode, qui trouvèrent dans la danse le moyen de s’exprimer et d’exister pour eux-mêmes, par eux-mêmes et aux yeux de leur communauté. C’est alors que naît dans les années 20 ce mouvement voguing – nom tiré du magazine Vogue. Longtemps resté dans l’ombre, le phénomène s’amplifia à partir des années 1970 lorsque les drag noir(e)s et latinos décidèrent d’organiser leurs propres soirées, fatigué(e)s de perdre systématiquement face aux drag blanc(he)s.
Davantage un art de vivre, qu’un mouvement, le voguing s’appuie au quotidien sur de multiples structures.
Tout d’abord, les vogueurs s’organisent en houses, aux noms de maisons de haute couture tels que Chanel, Christian, Corey, Dupree, Ebony, LaWong, LaBeija, Magnifique, Ninja, Pendavis, Princess, St. Laurent ou encore Xtravaganza. Ce sont à la fois des familles, des groupes sociaux et des équipes en compétition : « Une house, c’est une famille pour ceux qui n’ont pas de famille » et comme chaque famille, elles sont présidées par une mother, une chef de famille ; les plus connues sont Pepper Labeija, Kim Pendavis, Freddie Pendavis, Venus Xtravaganza, Willy Ninja , Octava Saint Laurent , Carmen Xtravaganza et Brooke, Lesseindra Ninja, etc.
Les balls occupent toutes les préoccupations des vogueurs. Lieux de sociabilisation, lieux où l’on joue avec les codes des sexualités, du genre et de la société, les balls représentent l’endroit où la contre-culture des exclus s’exprime avec férocité lors de compétitions intenses. Les vogueurs peuvent s’inscrire dans de multitudes catégories : Bizarre (offre aux participants la possibilité d’exprimer leur créativité), Hands performance (performance en se servant uniquement de ses mains), Runway (défilé de mode avec une tenue créée par leurs soins), vogue fem (un style de danse qui nécessite la technique des femmes en l’exagérant, avec des mouvements très accentués du hip-hop, du cha-cha et du striptease classique), vogue (danse stylisée du jazz, avec des poses des mannequins photographiés), etc.
Cette danse nous fait ressentir cette exclusion face à un genre non maitrisé par l’autre, un autre normé.
GENRE ET SEXUALITÉ
Les Gender Studies s’inspirent de la French Theory , à laquelle on assimile Michel Foucault, Jacques Derrida et Gilles Deleuze. Ce label national qui circule dans le monde académique anglo-américain, questionne la notion d’identité, de corps et de sexualité. Le mouvement Queer, est l’un des mouvements des Gender Studies qui propose une conception performative en explorant ce qui se déploie dans la figure drag-queen, le théâtre porno lesbien et dans tout ce qui provoque et dérange les discours normés hétérosexuels (pensée straight).
Pour comprendre la déconstruction du genre, il faut tout d’abord s’intéresser aux théories qui en découlent et aux notions abordées permettant de remettre en cause cette binarité du genre. Judith Butler fait partie des chercheurs qui considèrent que le sexe est un ensemble de catégories physiques spécifiques. Le genre, lui, en est l’interprétation culturelle :
« La sexualité est liée au genre, car les normes de genre traversent la sexualité. Pour autant, elle n’est pas simplement la confirmation du genre : loin de l’affermir, elle peut ébranler en retour. Il n’est donc question, ni de fusion de dérive : c’est lorsque s’entrechoquent genre et sexualité que naît le trouble du genre. »
Pour appuyer cette théorie, des résultats scientifiques peuvent être appréciés. Prenons l’exemple du Dr Louis Masquin , neuropsychiatre et ancien chef de clinique à la faculté de médecine de Marseille, qui s’intéresse aux individus dont l’appareil génital ne correspond pas à l’ADN de sexe. Il rencontre régulièrement des personnes ayant à la fois un pénis et des chromosomes XX, ou à l’inverse, un vagin et des chromosomes XY. Ces découvertes permettent d’appuyer la thèse des présupposés culturels.
Les mythes fondateurs cimentent l’idée de sujet et voient les termes « femmes et hommes » comme une seule et même identité. Néanmoins, il peut sembler « qu’être » une femme ou un homme ne définit certainement pas tout d’un être. Le genre fait partie intégrante d’une dynamique raciale, ethnique, de classe et constitue les identités. C’est pourquoi les catégories de l’identité que les structures juridiques et les croyances sociales contemporaines ont construit, doivent être supprimées ou réadaptées. Cette supposée hétérosexualité binaire d’un genre peut être troublée à tout moment, puisqu’il n’y a pas un genre, mais une multitude de genres, que chacun s’invente et qui peut varier au cours de la vie.
Le passage de la loi du 17 mai 2013 sur le mariage pour tous, scinda durant de longs mois la France en deux, remettant fortement en question le droit des homosexuels au mariage, ainsi que le droit à l’adoption. À l’aube 2017 — alors que le dernier sondage Ifop réalisé en septembre 2016 montre que 65% des Français sont favorables au maintien de la loi Taubira — certains candidats aux élections présidentielles comptent « continuer le combat », à l’image de François Fillon, en demandant la réécriture de la loi.
Il semble plus que jamais qu’un long travail de sensibilisation « constructive » doit encore être fourni au quotidien, par l’intermédiaire, par exemple, de la démocratisation de la danse voguing non seulement dans les lieux underground, mais surtout au sein des institutions culturelles traditionnelles.
Solenn TENIER