Saint-Louis 2016 : Le pari documentaire
La troisième édition du Festival du film documentaire de Saint-Louis du Sénégal s’est tenue du 5 au 10 décembre 2016, en plein air dans différents quartiers de la ville, alors que dans la journée les professionnels se retrouvaient pour les rencontres de coproduction Tenk. Tour d’horizon de la sélection des longs métrages.
La compétition longs métrages juxtaposait des documentaires d’auteurs confirmés comme l’excellent Contre-pouvoirs de Malek Bensmaïl et des premières œuvres comme le passionnant Les Héritiers de la colline d’Ousmane Samassekou.
Les films de jeunes auteurs dominaient cependant. Nous avions déjà évoqué à quel point Les Sauteurs d’Abou Bakar Sidibé, Moritz Siebert et Estephan Wagner nous rend familiers les migrants en attente du côté marocain pour pénétrer dans l’enceinte de Melilla. Le jury, qui a voulu primer les films lui paraissant les plus novateurs, lui a attribué une mention : « un film qui nous semble essentiel pour comprendre ce qui se joue humainement dans l’immigration des Sub-sahariens vers l’Europe, un film qui ose confier la caméra à un de ceux qu’il prend comme sujets au point d’en faire un auteur à part entière, et enrichit ainsi considérablement le point de vue et la compréhension des enjeux à l’œuvre ».
Le jury a attribué une autre motion à Samir dans la poussière, de Mohamed Ouzine parce qu’il « sait mobiliser différents registres de cinéma au service d’une grande subtilité de propos, une œuvre intrigante et riche, qui allie une grande beauté plastique à des propositions originales pour sentir la complexité du rapport à sa terre, que l’on y vive ou que l’on y revienne ». Mohamed Ouzine se rend en effet dans la région d’origine de son père et discute avec son neveu Samir. Celui-ci vit de contrebande d’essence portée à dos de mulet à cette frontière avec le Maroc. Sa vie est rude et il ne comprend pas ce que Mohamed trouve d’intéressant dans cette terre aride. C’est sur ce contrepoint qu’est construit le film : Mohamed filme la beauté des lieux, Samir n’y voit que pierrailles ; Mohamed cherche à se recycler dans son origine, Samir ne songe qu’à partir. Mais cette dualité est plus complexe qu’elle n’apparaît : un troisième personnage est là, hors-champ, le père qui a quitté cette terre pour la France il y a bien longtemps. Trois vécus, trois histoires se confrontent ainsi. Un autre niveau vient encore compliquer les choses : la croyance. Les mules s’agitent en un endroit précis, où Samir décèle la présence de djinns maléfiques. Le film s’agence ainsi en une série de contrastes. L’obscurité de l’habitacle de Samir où il se confie s’oppose à la brillante lumière du dehors : les récits de contrebande sont ceux de la nuit, que les paysages du jour ne peuvent laisser soupçonner. Mohamed Ouzine est arrivé au cinéma par la photographie : c’est presqu’un diaporama qu’il nous propose sur la fulgurance des lieux. La fixité des plans permet d’en balayer les détails, de les laisser pénétrer en nous, et partant de sentir comment ils résonnent des dires de Samir. D’autant plus qu’ils vibrent de son souffle. Cette attention aux éléments ouvre à la complexité d’un vécu fait d’attachement et de fatalité, de transgression et de soumission, de réalisme et de mysticisme. Car le réel est là, celui de Samir qui doit ruser pour vivre, celui d’une région au-delà de ses mystères, celui d’un pays aussi mal parti que l’histoire amoureuse de Samir, parcimonieusement dévoilée par l’œil du cinématographe, mais qui est tant chargée de désirs. C’est bien de cinéma qu’il est question dans ces différentes visions : un regard ancré dans une terre et qui en explore les possibles, comme si par de multiples portes le documentaire pouvait devenir fiction.
Le prix du jury est allé à Le Verrou de Leïla Chaïbi et Hélène Poté, « un film d’une grande sensibilité dans son approche cinématographique sur un sujet délicat mais essentiel pour sa société et pour toutes les femmes, un film qui interroge la place du corps et du plaisir dans une société en quête de liberté par de poignants témoignages et de puissantes évocations. » Effectivement, issu d’une rencontre entre les deux réalisatrices toutes deux issues du journalisme lors d’une résidence d’écriture à la Réunion, le film pose la question de la persistance du culte de la virginité en société maghrébine. En Tunisie, le rituel du tasfih fait appel à la magie pour que les fillettes restent vierges jusqu’au mariage : on leur applique un fil, un verrou symbolique. Protection ou détermination ? Le film ne porte pas de jugement mais laisse trois femmes très différentes témoigner de cette emprise de la société sur leur corps : Houda, Mabrouka, Faouzia. Respectant le courage de ses interlocutrices de parler de ce qui ne se dit pas, le film avance à petits pas, si bien qu’au-delà du tasfih, c’est la condition de la femme que ces femmes décrivent, dévoilant comme Houda peu à peu leur visage à la caméra. Une ambiguïté dynamique traverse le propos sur la réalité du tasfih, qui fonctionne sur la croyance et n’est donc pas à proprement parler une ceinture de chasteté : ce sont les mères qui l’appliquent et cette volonté de la mère qui fait force de règle. On retrouve ainsi dans le documentaire le joug de ces mères protectrices que mettent en scène les films de fiction (comme récemment Baya dans Hedi de Mohamed Ben Attia), conservatrices gardiennes des coutumes et castratrices de toute velléité d’émancipation. Par-delà la parole des femmes et les quelques scènes de quotidienneté, et même par-delà la fictionnalisation du rituel en début de film, se profile la question de l’intériorisation de la règle et de son héritage : par quels ressorts l’opprimée impose-t-elle l’oppression à ses propres enfants ? Les respirations poétiques du film donnent leur souffle à ces interrogations si bien que ce documentaire, tout en révèlant une société déchirée, parle à toutes les femmes.
Autre film en compétition, Maputo, ethnographie d’une cité divisée de João Graça et Fabio Ribeiro, est un des rares films d’Afrique noire à avoir été sélectionné à la dernière édition des Journées cinématographiques de Carthage. « Connaître une cité, c’est connaître les gens qui y vivent » : le film sera ainsi série de portraits filmés. Cette mosaïque assemblée par la présence d’un passeur musicien, ponctuée de poèmes déclamés dans les ruelles, ne manque ni de cohésion ni d’intérêt tant que l’on reste dans les quartiers populaires. Il en décèle la vitalité autant que la capacité à se débrouiller malgré les manques criants d’une urbanisation qui ne maîtrise ni le social ni les ordures. Mais dans les quartiers aisés ou dans les églises du réveil, le film s’égare sur de longues considérations si bien que les time-lapses (effet d’ultra accéléré réalisé image par image) égaillés dans le film semblent résumer l’anecdotisme de ce caléidoscope.
Avec Tuk-Tuk, l’Egyptien Romany Saad, connu pour ses courts métrages, s’attache à trois jeunes conducteurs de pousse-pousse motorisés, les tuk-tuk que l’on trouve au Caire par milliers. Abdallah, Sharon et Bika, à peine adolescents, font ainsi les taxis pour nourrir leur famille, confrontés aux dures lois de la rue. Très à l’aise, ils prennent le réalisateur comme interlocuteur et la caméra comme faire-valoir. Leur rythme est celui des rues, que le film essaye d’épouser. Nous partageons ainsi leur vie, rencontrons leur famille, les voyons réagir à la révolution qu’ils ne ressentent que comme une gêne, mais surtout percevons leurs tentatives de restaurer encore un peu d’enfance alors qu’ils sont forcés d’être adultes avant l’âge. Là est l’enjeu (ce qui est en jeu dans ce film) mais cela ne suffit pas à le faire décoller, tant il se cantonne à ce constat sans espoir au son de la sonate au clair de lune de Beethoven…
Malgré son intérêt historique, Une démocratie africaine, premier documentaire de Pierre Loti Tawokam Simo, allie ambiguïté politique et insuffisance de cinéma. On comprend qu’au Cameroun, les temps anciens puissent paraitre mirifiques vu l’indigence politique du présent. La dynastie bamoun a en effet su s’adapter face à la critique et admettre un réel contre-pouvoir, le Nguon, qui prenait la forme d’une assemblée de notables en capacité d’émettre réserves et sanctions en cas de faute de gouvernance. Elle a par ailleurs su développer son propre alphabet et les écoles pour l’enseigner, et s’opposer au pouvoir colonial en développant sa propre religion. Mais penser que la monarchie, même éclairée dans le respect des valeurs et soumise au contre-pouvoir du Nguon, puisse constituer une alternative au multipartisme qui diviserait la société en clans opposés revient à considérer les débats et conflits qui font le jeu démocratique comme une régression. On nage dans l’ambiguïté, même dans un pays où la politique n’apporte que déceptions. Le film apporte par ailleurs de nombreux éléments de mémoire sur une dynastie méconnue et sur sa façon de gérer le pouvoir, mais ressemble parfois davantage à un livre par la durée des interviews en plan fixe. La référence aux élections législatives et communales reste parcellaire, si bien que le montage parallèle devient incohérent. Projet intéressant mais inabouti, le film témoigne d’un manque de développement et d’accompagnement pour servir pleinement son sujet et pouvoir circuler.
Etonnant Luc Bendza, Gabonais qui enfant rêvait de voler comme Bruce Lee dans les films de kung fu, au point de ne plus penser qu’à ça et de finalement aller en Chine pour s’y initier !
L’Africain qui voulait voler, de Samantha Biffot, film d’ouverture présenté hors compétition, a retrouvé sa trace. Il apprendra le chinois, intègrera le temple Shaolin dès l’âge de 15 ans, deviendra un maître de wushu, se mariera avec une Chinoise dont il a un fils et y vit depuis plus de trente ans ! Au-delà de cette leçon de détermination qui montre que rien n’est impossible si l’on a la foi, c’est bien sûr la différence culturelle qui est au centre du film. Malgré tous ses efforts d’intégration, Luc Bendza reste un Africain, condamné aux rôles de méchants dans ses rôles au cinéma, soumis au « racisme ordinaire », celui de la vie quotidienne. Il y a ainsi plusieurs axes dans ce film tourné entre Libreville et la Chine, de sa biographie hors du commun aux questions d’altérité, sans que le montage en va-et-vient ne les distingue clairement. Les archives d’enfance où il entraîne ses camarades ponctuent le film, de même que les croustillants témoignages de sa soeur et de ses amis qui racontent avec un humour débridé combien il se détachait d’eux pour devenir « un Chinois ». Ce hors-champ évocateur donne au récit une saveur particulière, si bien que les douces musiques chinoises qui semblent exotiques au départ prennent une consonance nouvelle sur les images gabonaises, celle d’une multiculturalité revendiquée et assumée, malgré toute la difficulté de l’exercice quand un gouffre sépare les deux horizons.
Ces documentaires aux approches si variées et diversement réussis rendent compte du pari documentaire : donner à voir le réel, non comme un être mais comme un devenir, et pour cela construire un regard. Leur réussite dépend de leur capacité à explorer la complexité d’un sujet, le situer dans son histoire pour éclairer le présent (c’est-à-dire comprendre comment on en est arrivé là), et le saisir dans ses interférences avec le monde. Cela passe par des gestes et des paroles, celles des femmes et hommes de notre temps, et leur mise en perspective avec les problématiques du moment. Le pari est difficile, car il s’agit de faire de nos peurs un courage, mais certains y parviennent remarquablement.
Source : Africultures.com