«Tu connais la dèche toi?», Mamani Keita se souvient
Cours Mamani, la dèche te poursuit. Cours! cours,! car c’est «pas facile de gagner l’argent français.» Et comme toi, ils sont nombreux les immigrés qui ont connu ce que tu racontes dans ton album. Merci Mamani d’avoir eu le courage de le dire à la face du monde.
J’ai entendu cette chanson de Mamani Keita, pour la première fois sur France Inter, à 5 h du matin; pendant une émission de Brigitte Patient «un jour tout neuf». Je me suis tordu de rire. Parce que les paroles, de «Gagner l’argent français» le troisième album de Mamani Keita, m’ont rappelé une époque pas si lointaine où pour tourner en dérision le fait de tirer le diable par la queue, nous (un ami et moi) crions: «tu connais la dèche toi?» Puis, nous éclations de rire.
Voyez plutôt: «Pas facile, gagner l’argent français, bosser, bosser, y a la neige, il fait froid, y a le vent bosser, bosser».
De fait, c’est une tranche de vie que nous dit Mamani Keïta dans cet album sorti en mai dernier: un matin, il y a sept ans, sa petite fille lui demande un goûter, Mamani n’a pas deux euros. Elle demande aux voisins. Personne pour lui donner la modique somme.
Allocataire du RMI, en période de vaches maigres entre deux disques, la chanteuse malienne dresse cet amer constat : « Mamani, tu es foutue! Et la société française aussi. »
Comme tous les artistes musiciens ou tous les poètes, Mamani a la souffrance en majesté. Ou plutôt, elle se sert des mots pour dire sa souffrance et par delà la souffrance de la société. Derrière les soucis d’argent , c’est la vie de Mamani que l’on découvre. La croix et la bannière depuis 1987, date de son arrivée à Paris comme choriste de Salif Keita. Dès ses premières foulées des trottoirs de la ville lumière, la jeune femme de 22 ans s’étonne de ces portes qui se ferment sur les habitats privés, jure de ne jamais mettre un jean et de repartir au pays le plus vite possible…
Vingt cinq ans plus tard, Mamani est toujours en France, et ne met plus que des pantalons : un destin commun à presque tous les immigrés, que lui avait prédit ses proches. Depuis 24 ans, Mamani a connu les affres de la régularisation, celles de la pauvreté et de la galère : « En Afrique, on rêve toujours de venir en Europe. Dès qu’on voit Paris à la télé, ça devient notre obsession… Pourtant, quand tu débarques ici, avec les changements de condition de vie et la solitude, vient le désespoir. Si tu ne fais pas attention, tu peux péter les plombs… »
Heureusement Mamani est forte. Elle a sa fille, née en 1997 qui lui donne une raison de s’accrocher coûte que coûte. Et puis, il y a la musique, qui lui donne une autre raison d’aller de l’avant, bon an mal an. A la fin de son contrat avec Salif Keita, elle décide explorer ses propres voies. Ce sera «Electro Bamako» sorti en 2002 chez Universal, qui mêle superbement sa voix claire et haut perchée, son chant en bambara, aux boucles électro du DJ et producteur Marc Minelli.
Ensuite, il y aura Yelema (2006) sur le label «No Format», un disque doux, aux belles subtilités rock et électro, fabriqué avec l’arrangeur et multi-instrumentiste Nicolas Repac. Sur « Gagner l’argent français », son dernier disque, Mamani poursuit cette collaboration. « Entre lui et moi, cela fonctionne parce qu’on se respecte et qu’on se comprend d’un point de vue humain. Si quelque chose nous dérange, on se le dit sans fard », raconte-t-elle.
Peut-être la raison pour laquelle la tradition mandingue s’arrange aussi bien de la poésie sonore et hybride de celui que l’on surnomme le « sorcier blanc ». « C’est la qualité de Mamani autant que celle de Nicolas, d’écouter et de partager », explique la chanteuse. De son côté, elle compose paroles et musiques avec Djeli Moussa. Puis soumet le tout à son mentor au Mali, son maître à chansons depuis l’enfance, Mohamed Sissoko avant de confier ses réalisations à Nicolas pour les arrangements.
Le résultat ? Du rock, du groove, de l’afro-beat, un album où les instruments traditionnels mandingues – ngoni, kora – dialoguent avec des samples, un luth chinois, des cordes classiques…
Mamani chante les injustices politiques, la jalousie, mais surtout, elle fait la part belle à l’amour, comme lorsqu’elle s’inspire de Dalida (« J’attendrai… »). Et l’artiste de sourire au diapason de ses immenses boucles d’oreille dorées, et d’affirmer sa fierté pour le chemin parcouru, cette voix qui s’affirme au fil des disques : « Dès que je chante, je me sens digne, et sur scène, je charme l’auditoire. J’essaie d’ensorceler le public, de l’attirer vers mes propres territoires ».
Pour Mamani, rayonnante, la confrontation avec d’autres horizons a donc permis d’affirmer au plus proche sa personnalité et ses racines : « J’ai toujours dit ce que je souhaitais dire. Mais j’affine mon propos. Je peux même clamer que j’ai gagné, parce que je ne savais pas que j’allais arriver jusque-là, avec cette vie d’aventurière. Alors bien sûr, je suis fière de parler la voix haute, et d’envoyer des messages en chantant, des messages qui peuvent rendre les gens heureux ». Tu «connais la dèche toi?»