Amour, littérature et paralittérature
Il n’y pas thème plus exploité et traité que celui de l’amour. Dans tous les pays et de tout temps, les écrivains ont construit des histoires autour de cet extraordinaire sentiment. Venus, Aphrodite et Cupidon continuent de hanter les pages littéraires avec une étonnante régularité. La raison tient du fait qu’il n’y a pas un homme ou une femme qui ne se sent pas concerné quand il s’agit des questions de cœur. Les lecteurs, par ailleurs, raffolent les histoires d’amour. Les auteurs le sachant leur en racontent dans toutes les sauces. De tous les genres littéraires, le roman et la poésie occupent la tête du peloton en ce qui concerne ce thème. De Ronsard à Senghor en passant par Baudelaire, Musset et David Diop, l’amour est devenu un centre d’intérêt incontournable.
Parmi les millions de livres produits su l’amour, seul une minorité continue d’être évoquée et invoquée par des lecteurs. La plupart ont disparu dans les méandres du temps. Les mémoires s’en souviennent confusément. Les romans d’amour surgissent, occupent l’actualité puis s’évanouissent comme s’ils n’ont jamais existé. On se souvient vaguement des titres. Des noms des personnages ou même de la trame, personne ne se souvient.
Pourtant il y a des livres centrés sur les thèmes d’amour qu’on ne peut oublier. Les titres comme des pierres précieuses scintillent encore dans les esprits. Les siècles se sont écoulés mais Roméo et Juliette de Shakespeare poursuivent leur périple de héros immortels dans la mémoire colleective. Ils sont devenus des mythes de l’amour, des références des « vertiges » du coeur. Certes ils n’ont pas la puissance évocatrice d’Adam et Eve mais ils ont acquis une notoriété atemporelle. De même Paul et Virginie ont fait de Bernardin de Saint Pierre un nom qui compte dans la sphère de la littérature sentimentale. Comment évoquer l’amour sans se souvenir d’Emma Bovary ou Julien Sorel ? Flaubert et Stendhal ont pondu deux œuvres que les aléas du temps ne peuvent vaincre.
En Afrique, des poèmes comme « Rama Kam » ou « Femme noire » de Senghor continuent de nourrir des fantasmes mâles. Les Africains, parmi les plus jeunes, ne jurent que par les « Frasques d’Ebinto », ce roman sentimental d’Amadou Koné dont la tonalité pathétique fait couler des larmes d’émotions.
Pourquoi pour le même thème, les livres n’ont pas la même durée de vie ? La réponse est simple et sans équivoque. La littérature ne se réduit pas à la narration d’une histoire, fut-elle une histoire de coeur. Les œuvres qui ont la solidité d’airain sont celles qui suintent de littéralité. C’est la forme, l’écriture qui ouvre les portes de l’éternité à un ouvrage. Flaubert a raconté une histoire banale d’infidélité inspirée d’un fait divers pourtant sa « Madame Bovary » est considérée comme un chef d’œuvre par la communauté des lettres. Flaubert dans ce livre a mis sa passion, son sérieux, son souffle. Il a écrit une œuvre littéraire par une approche originale d’un thème pourtant bien connu, mais surtout par les soins qu’il a mis dans son style d’écriture.
Ce n’est donc pas le thème qui fait la grandeur ou la tiédeur d’une œuvre littéraire mais c’est l’angle sous lequel il est abordé ou la façon de l’aborder qui fait la différence. Dans sa forge, lors de son valse avec sa plume, l’écrivain doit se souvenir de son statut d’artiste, c’est-à-dire quêteur du Beau. La matière première entre ses doigts est la langue. Il a le devoir de lui donner une forme qui plait, une version qui résiste au pouvoir corrosif du temps. C’est de cette façon qu’il écrira une œuvre digne de la littérature.
Se contenter de raconter une histoire sentimentale avec le souci de satisfaire la paresse du lecteur c’est voguer dans la brume de la paralittérature. La paralittérature n’est rien d’autre que l’ensemble des ouvrages qui gravitent autour de la littérature sans pouvoir épouser sa forme. La paralittérature pense à quantité et se moque de la qualité. Elle pense à vente et se vante de sa popularité. La paralittérature est un avatar de la littérature, un refus de la littéralité. Dès qu’on se réclame de la littérature, il est nécessaire d’avoir des préoccupations esthétiques. Il faut pouvoir, par l’imagination transcender l’anecdotique pour atteindre l’allégorique. Une œuvre littéraire est à la fois projet esthétique et projet philosophique. Il s’agit d’offrir une matière à réflexion, à méditation de la plus belle manière.
L’amour, nous l’admettons, est un fabuleux thème. La paralittérature veut le confisquer et en faire sa chasse gardée. Avec le risque de le dénaturer, de le dévaluer. A la littérature de lui donner les plus belles couleurs. Et cela passe par une quête obsessionnelle du beau. L’idée seule ne suffit pas pour construire une œuvre littéraire, il faut y mettre la forme.
Macaire Etty