Interview: SIDIKI BAKABA (Cinéaste-Comédien) : « Un baobab s’est couché»
Comédien, metteur en scène et réalisateur, Sidiki Bakaba était très proche de Sembène Ousmane, qui l’a dirigé sur le plateau de son film« Camp de Thiaroye ». Très touché par la disparition du cinéaste sénégalais, l’actuel directeur du Palais de la culture d’Abidjan, a bien voulu de se souvenir de ce « vieil homme » qui lui a beaucoup appris.
A quand remonte votre première rencontre avec Sembène Ousmane ?
C’est en 1969 lors de la première édition du Fespaco( festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou) au Burkina Fsao. Il y avait lui, Timité Bassori, Désiré Ecaré. Moustapha Alassane du Niger et Med Hondo de la Mauritanie. J’ai été émerveillé de l evoir en chair et en os, après l’avoir vu en photo. Il m’a donné tout de suite l’image d’un combattant pour la justice, la liberté et l’émancipation des Africains. Nous avons sympathisé et nous avons maintenu le contact. Avec lui, c’était des taquineries tout le temps. On se retrouvera plus tard à d’autres festivals.
Pensez-vous que son engagement à cette époque dans une Afrique fraîchement indépendante était fondé?
Oui. Sembène ne considérait pas l’indépendance des Etats africains comme une vraie indépendance. C’est pourquoi, il essayait de montrer ce que l’Afrique avait bavé. Avec lui, tous les débats étaient très animés. Pour lui, une seule chose était importante à ses yeux : témoigner et éduquer. Et il assumait surtout ses convictions.
Professionnellement quel genre d’homme était Sembène Ousmane ?
C’était un cinéaste rigoureux soucieux de faire passer un message. Il est venu au cinéma surtout pour dire haut des choses que les gens ne savent pas ou disent tout bas. Il aimait à me dire qu’il voulait témoigner de son temps. C’est pourquoi, après avoir écrit des livres, il a ensuite décidé de prendre une caméra pour porter à l’écran les messages qu’il exprimait dans ses ouvrages. Sur le plateau, il était très exigeant d’abord avec lui-même ensuite avec les autres. Certains le trouvaient très colérique, parfois acerbe parfois, mais Sembène Ousmane n’était pas méchant et dur. Ill était très perfectionniste et n’acceptait pas la légèreté. Il poussait ses comédiens à être performant, à donner le meilleur d’eux-mêmes. Il estimait que si l’Afrique n’avançait pas c’est parce que nous n’étions pas suffisamment durs avec nous-mêmes. Personnellement, j’ai accepté de le suivre pendant quatre ans et j’avoue que j’ai appris beaucoup à ses côtés. Il déplorait la complaisance qui caractérisait les indépendances. Pour lui, il fallait se battre pour arracher cette souveraineté. C’est pourquoi, ses films étaient engagés. Sembène ne voulait pas faire un cinéma pour plaire aux occidentaux.
De tous ses films, quel est celui qui vous a le plus marqué ?
Il n’a pas un film de Sembène où je ne trouve énormément pas d’enseignements. Que je prenne « Le Mandat » qui fustige nos sociétés nouvellement indépendantes, « Xala » qui évoque l’impuissance sexuelle masculine, ou encore « Camp de Thiaroye », qui rappelle le drame des tirailleurs sénégalais, c’est tous des messages très forts. Aujourd’hui, je regarde très souvent « Ceddo » qui dénonce l’invasion de l’Afrique par les religions. Il nous montre à travers ce film, les agressions que l’Afrique a subies.
Avec sa mort, Sembène Ousmane ne pourra plus réaliser un rêve qui lui tenait tant à cœur : porter à l’écran la vie de Samory Touré…
Effectivement et c’est très dommage. Sembène était fasciné par Samory Touré. Pour lui, ce dernier incarnait 18 ans de résistance contre la puissance coloniale française. Samory est l’homme qu’il appréciait beaucoup. C’est pourquoi, faire ce film lui tenait beaucoup à cœur. Il voulait tourner en Guinée, au Mali, à Guélémou (Côte d’Ivoire) et au Gabon. Beaucoup de pays étaient prêts à le soutenir. Avec le changement de régime dans certains pays, il n’a pu réaliser ce projet. Mais Sembène ne vivait plus que pour ce film. Si on veut lui rendre vraiment hommage, il faut qu’on fasse ce film. Il m’a fait lire le scénario. Je n’en ai jamais un d’aussi précis dans les moindres détails. Le film défile sous tes yeux quand tu lis le scénario. On y sent l’ambiance et tout de ce qui s’y déroule sauf la senteur des personnages.
Considérez-vous sa mort comme une lourde perte pour le continent ?
Je suis encore sous le choc. Il faut qu’on cesse de rendre des hommages du bout des lèvres. Amadou Hampâté disait qu’en Afrique quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. Moi, je dis que Sembène n’est une bibliothèque qui a brûlé, mais un baobab qui s’est couché, sans être déraciné et sans avoir été scié.