Bamako au cœur de Stockholm
Créés au lendemain de la seconde guerre mondiale à Bretton Woods (États-Unis) et basés à Washington, le FMI et la Banque Mondiale ont aujourd’hui pour missions principales la régulation du système financier international et l’octroi de prêts aux pays en développement. Face aux difficultés de nombreux pays à rembourser leur dette, les pays riches ont exigé au début des années 1980 la mise en place de programmes dits “d’ajustement structurel”, fixant ainsi les règles du jeu dont dépend le sort de millions de personnes.
Les gouvernements des pays très endettés se sont alors vus dicter par les représentants des institutions financières internationales la politique à suivre pour rétablir leur équilibre financier. La plupart des pays d’Afrique subsaharienne se retrouvent aujourd’hui sous ajustement structurel. D’inspiration très libérale, les programmes d’ajustement servent principalement les intérêts des pays riches, États-Unis et Europe en tête…
Le réalisateur malien Abderrahmane Sissako a bien voulu traduire cette réalité sociale à travers son film à succès « Bamako » présents depuis quelques mois sur les grands écrans du monde. Dans sa tournée, « Bamako » s’est arrêté à Stockholm la capitale suédoise à l’occasion d’une diffusion spéciale en marge de son festival du film africain de cinéma africain. Qui est une association suédoise qui a pour objectif de diffuser des films africains.
Précisément ceux produits en Afrique par des africains. C’étais les 24 et 27 octobre derniers au cours de projections débats à la salle de cinéma Zita à Östermalm. Notons en général que le public de Stockholm, qui ne sait pas vraiment grand’ chose de l’Afrique, a pourtant bien accueilli ce film qui a créé de l’émoi lors de sa première projection, rehaussé par la présence de l’acteur principal du film Traoré…
Les réformes imposées aux pays du Sud sont toujours les mêmes alors que, paradoxalement, elles sont loin d’êtres appliquées dans les pays du Nord : suppression des subventions accordées par l’État (agriculture, textile, …), démantèlement des services publics, licenciement des fonctionnaires (instituteurs, médecins, …). Les privatisations des sociétés nationales des pays endettés, qui géraient notamment les richesses naturelles, l’eau, l’électricité, les moyens de communication et de télécommunication, sont presque toujours effectuées au profit des multinationales des pays riches. Les contrats, négociés dans un contexte où se mêlent pressions politiques et corruption, sont systématiquement en faveur des multinationales. Dans le même temps, les populations des pays placés sous ajustement structurel n’ont cessé de s’appauvrir, avec pour conséquences la diminution de l’espérance de vie, l’augmentation du taux de mortalité infantile, la baisse du taux d’alphabétisation. La quasi totalité des rapports officiels soulignent que les “pays pauvres très endettés” sont plus pauvres aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Or, si l’on tient compte de l’ensemble des flux financiers et des transferts de richesses, les pays africains ont fait plus que rembourser leur dette aux pays riches. Beaucoup d’entre eux ont dû tout céder et ne pourront plus assurer leur développement futur. L’annulation éventuelle et tardive de la dette apparaît désormais comme un leurre.
Né en 1961 à Kiffa, en Mauritanie. Après une enfance au Mali et un bref retour en Mauritanie, il part en Union Soviétique afin de suivre des études de cinéma au VGIK, l’Institut fédéral d’État du Cinéma, à Moscou. Il y étudiera de 1983 à 1989.
100%CULTURE PROPOSE POUR VOUS EN MORCEAUX CHOSIT UNE INTERVEW EXCLUSIVE DE Abderrahmane Sissako REALISATEUR DE FILM BAMAKO A SES LECTEURS.
(www.bamako-film.com)
Comment est né ce projet ?
Ce film est d’abord lié au désir de tourner dans la maison de mon père, aujourd’hui disparu Cette maison se trouve à Bamako, dans le quartier populaire d’Hamdallaye. C’est une maison simple, construite en terre. Dans la cour se côtoient, depuis des années, un robinet et un puits. Ici,l’eau coûte cher, et pour faire des économies,mon père a fait creuser un puits. C’est dans cette cour que j’ai grandi, avec mes nombreux frères, sœurs, cousins, cousines, tantes, oncles, parents proches et lointains. Jamais nous n’avons été moins de vingt-cinq à dormir, à manger, à apprendre, à vivre presqu’à tour de rôle. Aujourd’hui, la plupart d’entre nous a quitté cette maison pour vivre ailleurs ; pour autant la maison ne désemplit pas… De nouveaux cousins, cousines, parents proches ou lointains y vivent, vont à l’école ou abandonnent pour s’accrocher à un petit boulot de survie. Pour moi, cette maison est liée au souvenir de discussions passionnées avec mon père sur l’Afrique. L’autre raison qui m’a poussé à faire ce film tient à mon regard sur l’Afrique, l’Afrique non pas comme le continent qui est le mien mais comme un espace d’injustices qui m’atteignent directement. Quand on vit sur un continent où l’acte de faire un film est rare et difficile, on se dit qu’on peut parler au nom des autres : face à la gravité de la situation africaine, j’ai ressenti une forme d’urgence à évoquer l’hypocrisie du Nord vis-à-vis des pays du Sud.
C’est sans doute votre film qui possède la narration la moins traditionnelle. Comment avez-vous développé ce dispositif ?
Dans un premier temps, je voulais circonscrire le film à l’espace du procès sans jamais en sortir. Par la suite, j’ai compris que je pouvais peut-être aller plus loin si j’abandonnais cette idée d’espace unique, théâtral, et que je mettais en scène des personnages extérieurs au procès.
Ce qui frappe, c’est précisément la vie qui continue tout autour du tribunal : des femmes teignent des étoffes, une mère soigne sa petite fille, un couple se déchire, un autre se marie… J’ai développé ces intrigues secondaires parce que je voulais que la vie des habitants de la cour fasse écho ou interfère avec la parole délivrée à la barre. Les débats du procès illustrent une forme d’intelligence qui monopolise toute l’attention et il fallait impérativement que cette érudition du propos soit relativisée par ces vies qui continuent tout autour de la cour. Les gens qui gravitent autour du tribunal croient au procès mais n’attendent rien de son verdict. Parlant de l’Occident, l’un des témoins m’a dit pour m’encourager : “Au moins, ils sauront que nous savons.”
Dans “En attendant le bonheur”, vous dénonciez l’impuissance des pouvoirs publics africains et les politiques anti-immigration des pays occidentaux. Ici, vous franchissez une nouvelle étape avec un film en forme de parabole.
Je crois profondément que la vie et l’espoir dépassent la notion de justice. Le discours de vérité est aujourd’hui extrêmement difficile à faire entendre et le passage par la parabole me semblait juste. J’ai voulu que les discours des protagonistes du procès soient régulièrement coupés par d’autres réalités qui prennent parfois la forme de paraboles. Imaginer ce procès en dehors d’un lieu de vie était pour moi impossible.
Peut-on dire que ce procès a une vertu cathartique ?
La vraie question est là : aucune juridiction n’existe pour remettre en question le pouvoir des plus forts. Il ne s’agissait pas tant de désigner les coupables que de dénoncer le fait que le destin de centaines de millions de gens est scellé par des politiques décidées en dehors de leur univers. Cela renvoie à la déclaration d’Aminata Traoré, l’une des témoins, qui refuse de considérer que la principale caractéristique de l’Afrique est sa pauvreté : non, dit-elle,
l’Afrique est plutôt victime de ses richesses ! Je voulais donc donner de mon continent une autre image que celle des guerres et des famines. C’est en cela que la création artistique est utile, non
pas pour changer le monde, mais pour rendre l’impossible vraisemblable, comme ce procès des institutions financières internationales.
Comment avez-vous élaboré les “dialogues” du procès ?
Il faut savoir que j’ai fait appel à des magistrats et avocats professionnels et à de véritables témoins. J’ai eu une longue préparation avec eux. J’ai déterminé le cadre des débats puis je les ai mis en situation. Au moment du tournage, je leur ai laissé une grande liberté pour témoigner, accuser ou défendre. Certains témoins ont été choisis parmi les victimes des fameux « ajustements structurels » de la Banque mondiale et du FMI : ce sont ceux qu’on appelle les « compressés », les « déflatés », les « ajustés », comme ces anciens fonctionnaires qui se sont retrouvés au chômage parce que les services publics ont été privatisés et cédés à des multinationales occidentales… Ces « témoins » avaient le sentiment qu’un authentique procès se déroulait et ont donc déclaré à la barre ce qu’ils avaient sur le coeur. Là encore, je n’ai rien inventé. Le cow-boy qui tire sur l’instituteur « en trop » est africain… D’ailleurs, une grande partie de l’élite africaine est complice de l’Occident : ils n’ont jamais
eu le courage d’agir pour changer les choses car chacun veille égoïstement sur ses propres intérêts. J’ai donc envisagé cette séquence de western comme la métaphore d’une mission de la Banque mondiale ou du FMI – puisque ces missions sont menées conjointement par des Européens et des Africains.
Quels ont été vos partis-pris de mise en scène ?
Pour moi, le tournage du procès devait s’inscrire dans une démarche
quasi-documentaire : on ne devait pas interrompre une scène, ni demander à un témoin de reprendre sa phrase …
Vous rappelez que ce sont les femmes qui jouent un rôle moteur en Afrique et empêchent le continent de s’embraser…
Oui, et ce sont elles qui empêchent qu’on soit trop pessimiste sur l’avenir du continent… Quand on voit leur volonté de se battre, leur force, il était normal de leur donner un rôle essentiel, dans le film, dans le procès, comme dans la vie qui continue autour de la cour.
À quoi correspond la scène de western spaghetti ?
Pour moi, c’était une manière de montrer que les cow-boys ne sont pas tous blancs et que l’Occident n’est pas seul responsable des maux de l’Afrique. Nous avons, nous aussi, notre part de responsabilité. C’est pour cela que les avocats devaient écouter les témoignages puis intervenir comme ils l’entendaient. Nous avons utilisé quatre caméras vidéo et un preneur de son, en les rendant
délibérément visibles à l’image. Car je voulais qu’on s’habitue à ce dispositif technique, comme dans n’importe quel procès.
Pour les scènes extérieures au procès, on a, en revanche, adopté une mise en scène de fiction, avec un découpage, des champs-contrechamps, des plans-séquences… et on a tourné en film. C’est ainsi que j’ai été amené à réunir dans un même film des acteurs professionnels, de vrais avocats, magistrats et témoins, des habitants du quartier, des membres de ma famille.
Vous faites aussi intervenir un personnage muni d’une caméra…
Le personnage de Falaï, le caméraman, fait des images aussi bien pour les mariages que pour la police criminelle.