Interview Abireggae Prof. Elikia M’Bokolo
Historien et intellectuel africain de renommée mondiale, Elikia M’BOKOLO n’est plus à présenter. Né en 1944 à Léopoldville (actuelle Kinshasa en République Démocratique du Congo) il historien congolais, spécialiste de l’histoire sociale, politique et intellectuelle de l’Afrique. Personnalité de premier plan dans son pays, il a effectué une partie de son parcours en France. Normalien, agrégé de l’Université, il est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) de Paris il est aussi l’animateur de « Mémoire d’un Continent » magazine hebdomadaire sur Radio France Internationale consacré à l’histoire contemporaine de l’Afrique. Auteur de plusieurs ouvrages et travaux de recherche de référence il a été fait Docteur honoris causa de l’université de Kinshasa en 2008. Le 11 avril 2013 il est décoré de la médaille de Chevalier de la Légion d’Honneur. En marge du colloque, qui s’est tenu du 9 au 12 avril 2015 dans le cadre du 1er Festival international Abi-Reggae autour des thématiques du reggae et du panafricanisme il nous a accordé cette interview. Le Festival International Abi-Reggae, comme le précise son initiateur, le ministre d’Etat Moussa Dosso, est une « initiative privée » de ce dernier par passion pour ce genre musical.
Entretien.
Bonjour Professeur Elikia M’Bokolo, quel est le sens de votre participation à ce colloque sur reggae et panafricanisme ?
Ma présence, je pense, se justifie parce que parmi les objets d’étude que j’ai eu a touché, que je continue à toucher, les musiques d’Afrique et de la diaspora, font parti des langages et des phénomènes socio-culturels et mêmes politique que je considère. Je crois que quand je regarde les livres publiés je crois que je suis parmi les historiens, le premier ou l’un des premiers qui a introduit dans un livre d’histoire des passages conséquents sur les musiques notamment les musiques en situation d’oppression. Soit les situations d’esclavagisme, soit les situations coloniales, soit évidemment les situations post-coloniales. Et donc le reggae est un genre qui a fait des musiques noires quelque chose de mondial et peut-être plus que le jazz que beaucoup d’Européens se sont réappropriés. Et peut-être que plus que le spiritual’s qui s’est développé et qui est resté quand même très américains.
Pendant le premier panel il s’est posé le débat sur reggae et panafricanisme. Le journaliste Alain Foka a évoqué le terme de « panafricanisme de conquête ». a ce propos comment vous percevez ce terme et comment la musique reggae peut aider à le faire advenir ?
Il ne faut pas s’arrêter à ce terme de panafricanisme de conquête parce que le reggae c’est peut-être d’abord un panafricanisme de résistance. De résistance à la colonisation, à l’esclavage et aux effets de l’esclavage. Quand Bob Marley dit « Emancipate yourself your mental slavery » il reprend une thématique importante qui était déjà présente dans la problématique de la négritude et qui était déjà présent dans des travaux aussi anciens que ceux de Blyden au XIXème siècle. Donc il y a d’abord le fait de la résistance. Et la résistance comporte aussi l’idée de la construction des moyens pour aller au-delà de la résistance. Et l’idée de l’émancipation spirituelle est une idée importante et dans ce contexte là il y a des projets. Et l’un des projets de la conférence avec Marcus Garvey c’est celui pour les descendants d’esclaves africains de revenir en Afrique. Et la question reste ouverte. Certains sont allés en Ethiopie où ils ont des problèmes. Maintenant que l’Union Africaine est là on a déclaré que la Diaspora est la sixième région d’Afrique. Mais concrètement qu’est-ce qu’on fait ? Par exemple aux Etats-Unis, dans les îles, ou en Europe, nous avons beaucoup d’hommes d’affaires, beaucoup de banquiers et d’industriels qui ont de l’argent et qui sont prêts à venir investir. Maintenant est-ce qu’on les considère comme cela se fait aujourd’hui comme des investisseurs parmi d’autres. Donc on les taxe comme on taxe les Chinois, les Coréens, les Européens… Ou est-ce qu’on les considère comme les enfants de l’Afrique. Donc presque comme des nationaux et on leur donne des avantages. Et on pourrait même, pour éviter les abus, exiger que les investisseurs qui voudrait venir soit de même avec les enfants de l’Afrique qui sont déjà de l’extérieur. Cela permettrait à notre continent de s’approprier un certain nombre de technologies, de savoir-faire, peut-être de visions que d’autres pays comme la Chine qui, depuis la révolution culturelle il y a une cinquantaine d’années, a pris la résolution d’être le premier pays du monde. Le Brésil c’est environ une quarantaine d’années. Et donc l’idée de cette conquête ou de cette reconquête est inscrite dans le projet du panafricanisme mais il faut qu’on aille au-delà de la consommation musicale et qu’on aille aussi au-delà de la démarche purement spirituelle et religieuse qui est celle des rastafaria.
Justement on a comme l’impression que le panafricanisme reste aujourd’hui une simple idée qui peine à se concrétiser notamment par son appropriation par les masses précisément la jeunesse africaine. A votre avis quelles sont les voies qu’on pourrait emprunter pour rendre vivant et concret l’idéal panafricaniste ?
L’une des voies c’est de coupler la territorialisation des espaces politiques et sociaux africains avec l’ambition panafricaine et la diaspora africaine. Donc on a signalé le fait que les massacres qui surviennent sur le continent notamment les événements récents du Kenya n’ont pas suscité de réaction en Afrique alors que lors des massacres survenus en France au mois de janvier dernier plusieurs chefs d’Etat africains sont allés manifester leur solidarité. Mais il y a aussi le fait que la structure panafricaine, l’Union Africaine, est resté profondément l’incarnation des Etats africains. Au contraire le Parlement africain c’est la représentation des Etats mais les Peuples africains ne sont pas là dedans. On pense que les jeunes doivent se battre, montrer leur solidarité par exemple avec ce qui s’est passé au Burkina Faso, au Sénégal, avec aussi ce qui arrive au Nigéria. Et cette solidarité active va montrer que les jeunes sont partie prenante et ne se laissent pas manipuler par les politiciens. Et je crois que c’est vraiment important parce que la prise en charge citoyenne se fait dans le cadre des Etats-nations qui n’a rien à voir avec le panafricanisme. Cette contradiction c’est aux jeunes de la surmonter mais je sais que c’est difficile parce que l’enseignement de l’Histoire, de la société, de l’économie se fait toujours par rapport au cadre national or les aspirations panafricaines c’est au niveau du continent, de la diaspora donc au niveau mondial.
Vous êtes un historien de grande renommée, une des fiertés scientifiques de l’Afrique, concernant le terrain scientifique, comment la science, par l’exemple l’Histoire, peut aider à la construction de ce panafricanisme concret, vivant ?
Je pense que le travail scientifique est tout à fait important parce que scientifiquement sur le fond on n’a pas beaucoup avancé les années 60 des indépendances. Or il y a au moins trois générations qui sont passées. Ceux qui avaient quinze ans au moment de l’indépendance, ceux de ma génération, et puis ceux qui sont nés je dirais dans les années 70 et ceux qui sont nés dans les années 90 qui ont vingt cinq ans aujourd’hui. Donc il y a trois générations qui n’ont pas été poussé à produire des connaissances. Voyez par exemple sur les questions économiques on nous parle de mondialisation, on nous d’Etats émergents et nous les Africains nous reprenons ces concepts tel quel. Pour parler de la Côte d’Ivoire, je vois beaucoup le mot émergence mais qu’est-ce que cela veut dire pour nous ? Parce que d’une certaine manière nous continuons à être dominé économiquement par la même économie de production de matière première. Politiquement, les modèles politiques qu’ont nous propose, la démocratie élective, parlementaire ou couplée parlementaire/présidentielle c’est le modèle occidental. Les violations des droits humains dont on nous accable, on dit que c’est nous comme par exemple on dit que le TPI il n’y a que les Africains qui sont là-bas alors que aux Etats-Unis il y a la peine de mort aujourd’hui, en Chine il y a la peine de mort. Dans beaucoup de pays on décapite les gens pour mauvaise conduite individuelle. Donc je crois que nous devons inventer notre voie. Et le panafricanisme a été très fort je dirais entre 1850 et 1965 lorsque des Africains ont produits des connaissances en Histoire, en Philosophie, en Economie. Et dans la conférence il a été dit à plusieurs reprises que beaucoup d’inventions par exemple les climatisations dont nous bénéficions ici ce sont des inventions des Noirs aux Etats-Unis y compris des ordinateurs et toute une série de choses. Donc il faut que les jeunes ne se laissent pas trop embarquer dans la politique. La politique c’est l’aboutissement d’un certains nombre de choses avant lesquelles il y a en effet la production des connaissances.
Merci Professeur.
Interview réalisée par SOSSIEHI Roche