Alain Mabanckou – Libye, esclavage, dictature africaine : entre la peste et le choléra
Très en colère après la diffusion du documentaire de CNN sur une vente d’esclaves en Libye, l’écrivain franco-congolais appelle les dirigeants africains à prendre leurs responsabilités.
La deuxième édition des Ateliers de la pensée, qui s’est déroulée du 1er au 4 novembre dernier à Dakar, avait pour ambition de s’interroger sur la « condition planétaire » et la « politique du vivant ». Ces deux thèmes avaient, certes, donné l’occasion à plusieurs intervenants de renom de discuter « directement » avec les Africains, dans le continent africain. Or, à plus de 3 500 kilomètres de là, en Libye, on pratiquait l’esclavage derrière le dos de cette assemblée très attendue par la jeunesse africaine. L’ironie du sort était encore frappante puisque nous nous réunissions au Sénégal, donc dans un pays marqué par l’histoire funeste du trafic de la « chair noire », l’île de Gorée étant un des lieux de la mémoire de la traite négrière en Afrique et reconnu comme tel par l’ONU depuis la fin des années 1970. C’était un des lieux de départ de Noirs vers l’humiliation dans d’autres espaces, avec « le fouet » qui « disputa au bombillement des mouches la rosée sucrée de nos plaies », pour reprendre les images du Cahier d’un retour au pays natal de Césaire.
Les limites de la « politique du vivant »
La Libye nous montre désormais les limites de la réflexion sur la « politique du vivant » et, en réalité, cette réflexion n’a de sens que si notre action et notre indignation sont proportionnelles à l’ampleur du désastre que nous expose ce présent qui n’a au fond rien appris du passé et répète les mêmes fêlures de l’histoire en passant par le biais des migrations et de l’infortune de toutes ces populations africaines qui s’échappent des bagnes dans lesquels les régimes autocratiques comme ceux du bassin du Congo les ont enfermées. Vendre des êtres humains, quelle que soit leur couleur, et c’est évident, n’est pas en soi un acte qui élève notre humanisme. En même temps, le fait que cela se déroule en Libye n’est pas anodin : nous nous retrouvons au cœur d’un des tabous de l’histoire de l’Afrique et, en dépit des complicités qu’il y aurait à souligner ici et là, la question de l’esclavage arabo-musulman en Afrique subsaharienne doit désormais éclater au grand jour pour que la condition de l’homme noir, en particulier dans le Maghreb, ne soit plus perçue comme un épiphénomène, comme un sauf-conduit au regard de la traite transatlantique orchestrée tragiquement par l’Occident contre le continent africain.
La peste et le choléra…
Il me semble d’ailleurs qu’en évoquant brièvement ces aspects dans mon recueil d’essais Le Sanglot de l’homme noir (Fayard, 2012), j’avais subi quelques critiques. Sommes-nous vraiment loin du Devoir de violence (Seuil, 1968) du regretté auteur malien Yambo Ouologuem ? S’il y a un point de départ dans l’éradication de ces comportements primitif, c’est sans doute le mode de fonctionnement de nos États à la tête desquels les dictateurs prennent leur population pour de la marchandise, comme à l’époque où le « Nègre » n’était qu’un meuble transmissible dans la tradition du droit réel, avec le pouvoir pour les mêmes dictateurs d’utiliser, de fructifier ou d’abuser de leurs « biens », sauf que ces biens sont des êtres en chair et en os. La question immédiate est désormais de se demander jusqu’à quand l’Occident continuera à nourrir ces autocrates africains et leurs complices qui feignent de s’indigner ces derniers temps, mais qui sont de près ou de loin les sponsors de ces nouveaux marchands et de ce commerce de la honte. En somme, notre indignation contre cet esclavage des noirs en Libye doit inéluctablement s’accompagner de notre exaspération contre les derniers fossiles de la politique africaine qui s’accrochent au pouvoir depuis les indépendances et contraignent leurs populations à choisir entre la peste et le choléra…
Source : Lepoint