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Flore Hazoumé: « Je te le devais bien » Intenses souvenirs chargés à l’ombre d’une brave mère

Soile Cheick Amidou | | Litterature
photoRécits chauds, récits poignants, récits sincères. Flore Hazoumé, dans cette œuvre-témoignage, nous transporte dans un labyrinthe familial en ouvrant deux journaux intimes. Au Congo natal. En France aussi. Et ça, elle nous le devait bien.

Congo-Brazza. L’ouragan carnassier de la politique a rugi, emportant des autorités, des vies, des espoirs… Après la vie de fastes du personnage principal et des siens, c’est la vie en résidence surveillée et le chemin abrupt de l’exil. Homme politique, le père avait pris la fuite suite à ce coup d’état. Après moult péripéties et changements de logis, la famille se retrouve au grand complet dans une banlieue de Paris. La vie est scélérate puis délicieuse avec un « papa-poule » nomade prêt à tout pour protéger les siens et une brave mère parfois mélancolique. Mais, en gros, le bonheur est dans le pré. En sera-t-il toujours ainsi?

Six temps, six moments, une histoire. Une œuvre. Un atypique récit polyphonique que nous racontent trois voix narratrices dont deux passent, se relaient, en alternance. Comme les feuillets d’un almanach, des bouts de vie courent, marchent, s’affalent puis détalent. Ce livre, c’est la trame d’une existence, le synopsis de plusieurs vies: une mère, un père et leurs chérubins.
« Je te le devais bien » de Flore Hazoumé, une forêt de thèmes. Le rôle essentiel de la femme y est cousu de fil d’or. Comment ne pas s’émerveiller devant la patience et la résistance dont fait preuve « la mère » pour que sa famille ne vole en éclats? Vaincre l’angoisse après un sermon amical qui « brisa ses dernières peurs » (P.10) et partir en laissant « derrière soi un pays en feu » (P.5) était un vrai saut dans l’inconnu. Elle fit ce plongeon. Pour son époux. Pour leur progéniture. Bien que se sentant handicapée, car ne sachant ni lire ni écrire, il faut louer le courage et la bravoure de cette mère digne qui avait le secret de « tenir une maison et élever des enfants » (P.10). Et c’était déjà énorme pour une famille dont le père était quasiment absent.
Des bords du Congo ayant enseveli son placenta à sa France d’adoption, tel avait souvent été son statut. Dans ce charmant récit mettant en relief les vertus de l’authentique femme africaine, l’on perçoit aussi l’esprit de l’épouse qui s’efface devant le mari. Une femme désormais veuve souffre-douleur qui s’écrie dans une anaphore horizontale « Mon Dieu! Qu’ai-je fait au ciel? Mon Dieu! Qu’ai-je fait au ciel? (…) vous n’avez donc pas pitié de moi! Ayez pitié de moi! » (P.132). Cette posture de la mère anonyme, une conception aux antipodes du comportement des fantassins, syndicalistes et/ou amazones qui pullulent de nos jours dans les foyers. Avec les régiments de misogynes dont regorge l’Afrique, l’on comprend mieux les raisons de la déconfiture de plusieurs ménages.
Par ailleurs, à travers le regard de la mère, Flore Hazoumé titille aussi la colonisation et son lot d’abus, d’exploitation et de machiavélisme. À cette époque où les blancs régnaient, « Suant sang et eau, les fils du pays devaient se consacrer tout entiers aux nouveaux venus (…) bien malins (qui) avaient utilisé la bonne vieille devise: diviser pour mieux régner » (P.65). On pourrait penser qu’Hazoumé veut remuer le couteau dans la plaie en évoquant ce passé douloureux et purulent. Les souvenirs sont les souvenirs. Ils sont têtus mais ils sont sincères. Vrais. Un témoignage. L’auteure n’oublie pas de faire un clin d’œil à la nécessité de préserver nos langues maternelles dont « la mère » est fière: « Il m’est doux d’entendre mes enfants me parler dans la langue de mon pays (…), c’est ma langue. Elle permet de consolider le lien entre nous ». Langue et culture, catalyseurs d’union, de fraternité et d’humanisme.
Ce récit qui vole très haut stylistiquement est clairement un essaim de philippiques dans le jardin cynique de la politique où violence et coup-bas s’épousent pour porter l’estocade. Les femmes et les enfants sont souvent victimes de cet ogre vorace et despote qui régente sa bergerie, sous nos cieux. Il est à signaler que ni les personnages importants ni le père ne portent de nom, vêtus de l’épais manteau de l’anonymat. N’est-ce pas là une lucarne entrouverte pour s’imprégner du vécu de nombre d’opposants politiques et des leurs? Fragilité, bonheur frugal et exil sont leur pain quotidien. Ne peut-on pas faire de la politique sans subir tous ces fracas et tracas?
Pourrais-je terminer cette analyse sans gratifier les lecteurs de certains passages qui brillent « comme de jolis petits soleils » (P.55)? Je collectionnerai ici quelques saphirs qui scintillent entre beau pléonasme, anaphore, métaphore, hyperbole, gradation et parallélisme. Contemplons-les: « Malgré ses occupations et préoccupations, il s’occupait de tout » (P.59); « La mort de mon mari/À la mort de nos parents/À la mort de mon mari/À la mort de nos parents » (PP134-136); « Adossée à son baobab, à son géant d’époux, elle regardait l’horizon avec témérité et tranquillité » (PP.19-20); « La vie était dure, la vie était âpre, mais la vie était belle » (P.43)… Des joyaux sortis de la joaillerie Flore pour parer son oeuvre et nous faire pâlir.
Mais, ce texte majeur, de mon humble avis, mérite une relecture minutieuse pour en chasser les coquilles irrévérencieuses.

Cette œuvre est avant tout un témoignage où mère et fille, chacune selon ses émotions, nous jettent à la face leurs souvenirs mais aussi les laideurs de notre société. C’est la rhapsodie de la douleur, ce spleen qui mutile l’âme. Ce que Flore Hazoumé fait narrer ici à trois voix, c’est le traquenard dans lequel s’enlisent de nombreux politiciens et leurs familles. Or la famille est si précieuse…

Flore Hazoumé, « Je te le devais bien… », éd. Les classiques ivoiriens, 2012, 139p.