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«Art/Afrique», retour en arrière ou bond en avant?

Autre Presse | | Arts Visuels

« Exit Ball » (210 x 210 cm), œuvre de l’artiste béninois Romuald Hazoumé, exposée dans « Art/Afrique, le nouvel atelier ». (© Siegfried Forster / RFI)

L’art contemporain d’Afrique ? C’est un espace-temps symbolique, réel ou fantasmé. C’est précisément là aussi où se négocient le présent, le passé et le futur de notre monde à tous. La nouvelle exposition de la Fondation Louis Vuitton est un feu d’artifice de chefs-d’œuvre venus d’Afrique et s’est donné un titre prometteur : « Art/Afrique, le nouvel atelier ». Mais le concept derrière la mise en scène éblouissante ressemble plus à un retour en arrière.

Chéri Samba, Rigobert Nimi, Romuald Hazoumé, Barthélemy Toguo, Santu Mofokeng, Seydou Keïta, William Kentridge… Leurs noms sont bien connus, leurs œuvres souvent exposées, mais être célébré à la Fondation Louis Vuitton procure encore une magie supplémentaire. À la beauté et la pugnacité des créations artistiques se rajoutent la monumentalité des salles et du lieu, la qualité et la quantité des œuvres présentes et surtout une mise en scène époustouflante. Dès la première salle, on est épaté : trois murs peints en bleu clair sont habités par 28 des fameux masques en bidons plastiques du Béninois Romuald Hazoumé ; sur trois autres cimaises en rose flashy trônent neuf peintures de grand format du Congolais Chéri Samba; Okhai Ojeikere, le chantre des coiffures africaines, est honoré avec 40 photographies magistrales… Chacun des quarante artistes présentés est mis en valeur au maximum.

 

« Art/Afrique » et Louis Vuitton/Jean Pigozzi

Bref, sous l’extraordinaire architecture conçue par Franck Gehry, l’offre artistique venant d’Afrique est plus qu’abondante. Néanmoins, une chose intrigue, malgré la générosité de consacrer tous les 3 800 mètres carrés d’espaces muséographiques sur quatre étages aux artistes africains. Cette exposition Art/Afrique, le nouvel atelier s’affiche comme la propriété de deux collections, de deux hommes : d’un côté le milliardaire Bernard Arnault, propriétaire de LVMH et président de la Fondation qui porte son nom ; de l’autre côté Jean Pigozzi, le riche et excentrique héritier de l’empire automobile Simca ayant construit la plus grande collection d’art africain sans n’avoir jamais mis un pied en Afrique. Réunissant une toute petite partie de leurs collections africaines côte à côte, ils ont réussi à mettre sur pied l’une des plus grandes expositions jamais organisées sur l’art contemporain africain. Reste la question suivante : en montrant les œuvres sous le drapeau de leurs collections privées, se sont-ils trompés du siècle ?

Le titre de l’exposition signifie-t-il que l’Afrique et les créateurs venus d’Afrique sont aujourd’hui devenus ou reconnus comme le nouvel atelier de l’art contemporain ? Interrogé sur ce point, Chéri Samba répond : « Comme l’intitulé vient de Louis Vuitton, moi, je dis que cette exposition est la confirmation. » Confrontée à la même question, Suzanne Pagé, la directrice artistique de la Fondation Louis Vuitton, se montre beaucoup plus évasive : « Ce titre renvoie en effet d’emblée à l’idée que l’Afrique est un réservoir d’énergie pour le monde et la créativité. »

 

Les pavés de Pascale Marthine Tayou font exploser le cadre

© Siegfried Forster / RFI

Mais pourquoi organiser dans le monde d’aujourd’hui une exposition sur l’art en Afrique structurée et divisée par des « Fondations » ? Car celles-ci définissent bel et bien largement le cadre d’Art/Afrique, le nouvel atelier au lieu d’une idée, de thèmes, de mouvements artistiques ou de générations de créateurs. Au rez-de-bassin sont ainsi déployés en majesté des artistes subsahariens sous le label de « la collection d’art contemporain africain de Jean Pigozzi ». Comme si le sens de la création et la valeur des artistes se définissaient par rapport aux acheteurs des œuvres. Une démarche d’autant plus sujette à débat quand on sait que Pigozzi délimite ses pulsions d’achats par une frontière très stricte : il collectionne uniquement des artistes autodidactes qui vivent et travaillent en Afrique. C’est la raison pour laquelle les pavés coloriés à la gouache de La Colonisation, l’œuvre très réussie et créée in situ par Pascale Marthine Tayou, restent devant les portes des galeries 1 et 2 occupées par la collection Pigozzi. Né au Cameroun, l’artiste autodidacte vit en Belgique et n’entre pas dans le cadre de cette collection.

 

Des lignes de démarcation tracées par les collections

Cette même lecture étriquée de l’art contemporain venu d’Afrique se retrouve dans les étages supérieurs. Ici se situe le royaume des « œuvres africaines » et des artistes estampillés « Collection Louis Vuitton ». En conséquence, Exit Ball, l’installation monumentale de l’artiste béninois Romuald Hazoumé appartenant à la Fondation Louis Vuitton ne se mêle pas avec Cargo, la vespa à trois roues et ses jerrycans en plastique du même Romuald Hazoumé, mais appartenant à Jean Pigozzi. Comme les magnifiques autoportraits de l’artiste sud-africaine Zanele Muholi de la collection Louis Vuitton restent aussi séparés de son impressionnante série sur le genre, une série exposée un étage plus bas dans le focus sur la « scène sud-africaine ». Pour la même « raison de collection », les œuvres de Barthélémy Toguo ou Chéri Samba partagent le même destin. On pourrait prolonger la liste pour illustrer comment deux collections privées tracent des lignes de démarcation pour se disputer les artistes de « l’art contemporain africain » au détriment d’une nouvelle vision de l’art.

© Siegfried Forster / RFI

 

« L’art africain » n’existe pas

Car d’un côté, la présentation des œuvres est éblouissante, et de l’autre, la vision du monde ici développée risque d’être rétrograde. Le concept d’isoler un « vrai » art africain pour mieux extraire la richesse artistique du continent est depuis longtemps révolu. Il suffit de visiter Afriques Capitales, actuellement à La Villette, pour s’apercevoir que l’existence d’un « art africain » bien délimité est radicalement remise en question.

En effet, avec Afriques Capitales, Simon Njami, curateur de la Biennale de Dakar et de l’expo légendaire Africa Remix, a réussi à renverser le rapport de force. Il a réinterprété et renouvelé le regard sur cet art venu d’Afrique. Il nous invite à découvrir et à participer à un atelier-monde où chacun a droit de cité, et qui parle de la Terre entière : « Qualifier les gens par rapport à une géographie est encore une fois les « essentialiser », leur enlever une part d’eux-mêmes. »

Pour ne citer qu’un exemple : contrairement à Afriques Capitales, on ne retrouve pas d’artistes français, américain ou britannique dans Art/Afrique (seule exception, d’ailleurs sans explication : Plateaus, l’installation de plantes de l’artiste conceptuel afro-américain Rashid Johnson). On n’y découvre pas non plus d’artistes maliens ou égyptiens qui parlent de la guerre en Syrie. Le nouvel atelier de la Fondation ne sort pas du cadre de la pensée « africanisée » des deux collections privées exposées.

 

« Afrique signifie la diversité »

Pourtant, ces dernières années ne manquaient certainement pas d’exemples pour s’apercevoir que le monde avait changé. Déjà en 2012, Okwui Enwezor, l’un des curateurs les plus novateurs des dernières décennies, avait déclaré au moment d’être interrogé sur la présence des 16 artistes africains parmi les 113 artistes de la Triennale au Palais de Tokyo à Paris : « L’art africain est aujourd’hui multiple, pluriel et n’est pas du tout lié à un territoire qu’on pourrait concevoir à travers une certaine africanité. » Et Bisi Silva, la directrice artistique des Rencontres de Bamako 2015 avait affirmé : « Même si vous êtes d’origine africaine, mais né en deuxième ou troisième génération hors Afrique, par exemple en Australie, vous pouvez exposer ici à la Biennale africaine de la photographie. Et vous n’êtes pas obligé d’être noir, il y a aussi des Blancs sud-africains d’origine européenne, des photographes namibiens d’origine allemande. Afrique signifie la diversité. »

 

Les troubles intactes de la scène sud-africaine

Du coup, au-delà de l’exploit quantitatif de rassembler des œuvres majeurs du continent rachetées par un millionnaire et un milliardaire européens, que reste-t-il de l’expo Art/Afrique à la Fondation Louis Vuitton ? Probablement surtout la deuxième des trois parties : un focus inédit sur la scène artistique sud-africaine, justement pas soumis au label d’une collection privée. Ici dominent les incertitudes et les troubles d’une création sans frontières. Le photographe David Goldblatt documente et interroge l’histoire de son pays pendant et après l’apartheid. Zanele Muholi dresse des portraits des identités sexuelles aussi multiples que fragiles dans l’Afrique du Sud d’aujourd’hui. Pour Athi-Patra Ruga, « l’exil n’est pas un lieu, on peut être exilé en nous-même. » Dans ses autoportraits sous forme de flamboyantes tapisseries, il raconte qu’« on est en train de réaliser qu’il n’y a pas beaucoup de choses qui ont changé. Et quand une société réalise que toutes ces promesses de liberté ont été juste un rêve, alors moi, je dois être un interprète de rêves. »

 

Repousser les frontières et créer l’inattendu

Kristin-Lee Moolman explore en noir et blanc la quête d’identité de la jeunesse pour « créer une sorte de futur utopique d’une société « post-genre » ». Pour elle, pas de doute, le nouvel atelier de l’art contemporain en Afrique est en Afrique du Sud : « Oui, complètement. Il y a beaucoup de gens qui repoussent les frontières et créent des choses qui ne sont pas typiques pour ce que les gens attendent normalement de l’Afrique. »

Malgré un parcours truffé de chefs-d’œuvre merveilleusement mis en « vitrine », c’est justement ce que l’approche globale de cette exposition ne réussit pas à faire : repousser les frontières et créer l’inattendu.

 

Source : Rfi